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La Lésion d'Honneur
29 juillet 2012

Duo (dans l'album "solitudes")

duo2

photo©vincent3m

Duo (toute ressemblance avec des personnages etc.)

 

Je m’appelle Robert, 54 ans depuis une semaine, marié, quatre enfants, deux petits-enfants, nés à quinze jours d’intervalle, Enzo le fils de mon aînée le 12 mai et Maëlle, la fille de mon dernier le 26 mai, il y a 3 ans. Je travaillais. Aujourd’hui je ne les garde pas. Pourtant j’aurais dû. C’est mon nouveau « boulot » ! Enfin, ce n’est ni nouveau ni un boulot. Je dis juste ça parce que, comme on dit, j’ai été victime d’un plan social. Du coup, tout le monde a été content, les parents des deux schtroumpfs, Charly, mon fils, toujours aussi sensible et délicat le garçon : «Bon écoute papa, on ne va pas dire que c’est super que tu aies été viré mais bon, nous ça nous irait bien que tu le gardes. Ils nous ont dit à l’école qu’ils ne prenaient plus les 3 ans. Pas de place ! En plus, tu connais le problème des crèches ?! La directrice nous a dit qu’il y avait un an d’attente… », Nathalie, sa femme : « De toutes façons chéri, nous n’avons pas les moyens de le mettre en crèche ! C’est vrai que ça nous arrangerait drôlement si vous pouviez le garder ! Et puis il vous adore vous savez !» Charly : « C’est vraiment n’importe quoi tu ne trouves pas papa ?! » - Christine, ma femme, qui n’a jamais vu que par le prisme de ses gamins : « C’est sûr que ça vaudrait mieux pour toi ! Et pour moi aussi, à te voir toujours traîner dans la maison ça me donne le tournis ! » parce que bien sûr, (Christine adore dire « Bien sûr ! ») NOUS n’allions pas partager la tâche de les garder non ! D’accord, Christine a un temps partiel à la mairie mais tu parles, 20 heures, ça laisse du temps quand même ! Mais non ! Mon statut de jeune chômeur me conférait cet immense privilège, ce droit inaliénable à garder seuls MES petits-enfants. Au départ il ne devait y avoir que Enzo mais BIEN SUR, Vanessa ma fille, divorcée depuis 6 mois, s’est jointe à la bande des sauveteurs de l’inactif en péril  :  « Papa, tu connais ma situation, je n’ai pas besoin de te faire un dessin hein ? » et elle m’a glissé son sourire de gamine, sans doute le même que celui qui avait fait chavirer le beau, l’affable, le souriant docteur Mathis, le sacrément con docteur Mathis qui a eu deux gosses à deux mois de différence et qui a choisi l’autre mère, pas Vanessa ! Tant mieux ! Enfin… ! Mais aujourd’hui je ne les garde pas… ! Cela fait maintenant deux mois que j’ai quitté la boîte, Métalcros… Tiens, vous voyez, je dis que j’ai quitté la boîte alors qu’on m’a jeté comme un chien ! Du jour au lendemain ! En plus, les copains me l’avaient dit : « Tu vas voir, non seulement tu vas t’emmerder mais en plus tu vas culpabiliser ! » J’étais modeleur… « J’étais » ! Parce que BIEN SUR, je ne le suis plus. Du jour au lendemain, ce que vous savez faire n’existe plus, sympathique non ? Comme l’encre… ! Modeleur, ça veut dire que je fabriquais des modèles, des gabarits pour les moules des pièces. Au début c’était en bois et après il y a eu la résine… Quand « L’épeire » m’a appelé, (c’est la DRH, elle s’appelle Pereire mais on l’appelle « L’épeire ». Une vraie araignée ! Elle est partout, parfois on se demande si ce n’est pas elle qui dirige la boîte !), bref, quand elle m’a appelé j’ai été suffisamment con pour croire qu’ils allaient enfin me filer le poste que je demandais depuis longtemps, dans la nouvelle branche « design » ! Tu parles ! Naïf je suis né, naïf je vais crever !

« Monsieur Martinez, je sais que cela fait très longtemps que vous faites partie de Métalcros et nous n’avons eu qu’à nous féliciter de vos services…

(Tu parles, tu n’étais sans doute pas née quand j’ai fabriqué ma première boîte à noyaux !)

… Vous êtes un de nos plus anciens salariés vous savez ! Je tiens vraiment à vous féliciter ! Si si ! C’est rare de voir quelqu’un, surtout de nos jours, rester aussi longtemps dans la même entreprise. Comme quoi, vous voyez, certains ont beau dire ce qu’ils veulent, il fait vraiment bon travailler à Métalcros n’est-ce pas ? Sinon vous ne seriez pas resté aussi longtemps… 36 ans quand même ! Vraiment bravo monsieur Martinez !

(Viens en au fait « l’Epeire », AU FAIT ! Et si tu pouvais arrêter de dire « vraiment » en te collant le majeur sur le menton, j’aurais peut-être moins l’impression que tu te fous de moi !)

 Vous n’êtes pas sans savoir, monsieur Martinez, que Métalcros est en pleine mutation ! Notre nouvelle branche « Designcros » connait, fort heureusement, un succès certain ! Vraiment ! C’est la raison pour laquelle nous avons décidé…

(Quand je disais qu’elle se croyait aux commandes ! « NOUS avons décidé ! » Tu parles !)

… d’une partie de cette activité qui date un peu et dont les coûts de production, comme vous le savez, sont devenus, pourquoi s’en cacher ?, vraiment …, comment dire ? ….vraiment problématiques parce que plus du tout compétitifs !

(Bon ben je vois que si j’ai le poste de modeleur chez Designcros je peux me brosser pour l’augmentation !)

Par conséquent, en accord avec nos partenaires, j’ai proposé de procéder à une restructuration complète de l’entreprise. Cette restructuration aura, bien sûr, des conséquences sur l’emploi d’un certain nombre de nos collaborateurs… »

Plus j’y repense et plus je me dis qu’ils sont forts ces gens là, à moins que ce ne soit moi qui soit très con ! Peut-être un peu les deux ! Elle était tranquillement en train de m’annoncer qu’elle me virait et je me souviens très bien avoir pensé à Jean-Luc et Khaled et m’être dit que pour eux ça allait être terrible de se retrouver sur le carreau comme ça !

« L’épeire » a terminé très vite avec une phrase du style « Vraiment désolée, vous recevrez votre recommandé demain mais j’ai vraiment tenu à vous l’annoncer moi-même ! » et ses yeux gris grinçaient : « Maintenant casse-toi connard j’ai autre chose à foutre ! »

J’ai passé une semaine sur un drôle de nuage ! Je ne savais pas du tout ce qui m’arrivait. Je crois qu’au début j’ai pris ça pour une semaine de vacances. Je m’occupais de mes pigeons, je profitais des beaux jours pour désherber le jardin, des jours de pluie pour mettre de l’ordre dans mes cartes postales. C’est d’ailleurs comme ça que ça a commencé avec les petits. Avec Christine on allait les voir, le soir, quand Vanessa ou Charly rentraient du boulot et moi, c’est vrai que je m’amusais bien avec eux.

Mais aujourd’hui je ne les garde pas.

Au bout d’un moment, un mois, un mois et demi, ça n’allait plus du tout. Les copains ne venaient plus me voir. Christine me disait que j’avais l’air d’un croque-mort « Personne n’a envie de les fréquenter ces gens là, tu le sais très bien, alors réagis, fais quelque chose ! »

 Un jour, j’ai décidé de me séparer de tous mes pigeons. Les voir libres comme ça, les savoir capables de se faire larguer à 500 kilomètres de chez eux et revenir comme si de rien n’était en une journée me laissait un petit dégoût amer dans la bouche. Un gars du Pas de Calais m’a fait une offre. J’ai trouvé ça tellement ridicule que j’ai refusé. Le problème c’est que deux jours après, quand je suis entré dans le pigeonnier, j’ai d’abord vu « Etoile » par terre, raide. C’était un de mes meilleurs. Pas très joli mais une vraie flèche. Et puis plus loin «Merlin », un blagueur avec un drôle de bec qui lui donnait l’air de rigoler en permanence. Mort lui aussi ! Le lendemain, c’était « Chatte », une femelle qui s’attaquait aux chats. Du coup, je ne sais pas ce qui m’a pris, je leur ai tous tordu le cou et je suis allé les jeter à la déchetterie. Il y en avait quand même douze en tout ! Quand Georges, le gars qui bosse là-bas m’a vu arriver avec mon sac noir il n’a rien trouvé d’autre à me dire que : « Alors Robert, en forme ?!  Ah ben c’est ça la retraite hein ? On n’a plus une minute à soi hein ?! » Je me suis dirigé vers la benne du « tout-venant » j’ai balancé mon sac et suis reparti. En arrivant, les gamins étaient là, ils avaient trouvé les deux valises de cartes postales et avaient commencé à jouer avec. Il y avait des morceaux partout. Ni une ni deux, j’ai tout ramassé sans un mot et j’ai repris le chemin de la déchetterie, et hop, pas un regard de plus pour les deux valises dans la benne du «tout-venant ». En chemin, j’ai croisé la voiture de « L’Epeire ». Elle est reconnaissable ! C’est la seule Jaguar XKr du département ! A côté d’elle, hilare, se tenait Monsieur Cros !  Encore une fois, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai fait un écart à gauche. Les yeux écarquillés de « L’Epeire » m’ont déridé pour au moins deux heures. Du coup, je ne sais pas pourquoi, je ne suis pas rentré directement à la maison, je suis allé faire un tour pour voir ce que ça faisait de se balader sans savoir où on va, tourner au dernier moment, deux coups à droite un coup à gauche… Je rigolais encore lorsque j’ai revu la Jaguar garée en double file devant le bijoutier de la grand’rue. Face à moi arrivait un tracteur. J’ai quand même commencé à doubler en serrant bien sur ma droite. Doucement, tranquillement, silencieusement, mon pare-choc a laissé une trace bien régulière tout le long de la portière. Au volant du tracteur, c’était Khaled justement. Il m’a fait signe de m’arrêter. Je me suis garé devant la Jaguar, on a discuté trente secondes, et au moment de repartir, j’ai mis la marche arrière. J’ai senti la boule de mon vieux 4x4 monter très doucement sur le capot luisant… L’alarme de la Jaguar s’est déclenchée mais j’avais déjà tourné rue Marceau lorsque les deux zouaves sont sortis de la bijouterie.

C’était il y a une semaine. Je tournais en rond et commençais à m’énerver contre les petits. J’ai décidé de prendre un peu de repos. Je suis parti chez Cyril, notre deuxième fils. Je me suis tellement ennuyé que je suis reparti au bout de deux jours. Ce n’est pas qu’ils soient pénibles lui et sa femme mais vous savez ce que c’est, quand on n’a rien à se dire ça devient vite pesant. Ils ont pourtant fait des efforts. Ils ont même invité un de leurs amis qui est conseiller municipal, de gauche évidemment. Tu parles ! Ils me connaissent moi et mes années de CGT. Je l’ai trouvé encore plus triste qu’une pub pour le Front National !

Lorsque je suis revenu à la maison, les petits venaient de partir. Christine m’a juste dit qu’ils m’avaient réclamé et elle a ajouté qu’elle n’en pouvait plus ! « Ces deux voyous m’ont épuisée ! Je ne sais pas comment tu fais !»

 

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 Quand elle revint de son travail en fin de matinée, Christine Martinez fut obligée de sortir son trousseau de clefs pour entrer chez elle. Elle trouva ses deux petits-enfants devant la télé. La nuit tomba. Le lendemain matin, Vanessa Martinez se rendit à la gendarmerie pour déclarer la disparition de son père.

(Une nouvelle inédite tirée de l'album "solitudes")

 

 

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